Bonheur et réalité virtuelle : quand Matrix interroge l’impact du principe de réalité sur notre capacité à être heureux

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Matrix digital transformation

Transformation digitale de la société et virtualisation du bonheur mettent-elles à l’épreuve le sens de nos vies ? Faut-il craindre la confiscation de notre éthique par une armée de robots ? Seriez-vous capables de choisir la matrice si votre raison vous imposait de le faire ?

Mordus de la trilogie Matrix depuis la première heure, ou spectateurs perplexes, cette saga et son quatrième volet, Matrix Resurrections, n’ont pas fini de nous procurer des vertiges métaphysiques.

Loin de nous l’idée de proposer une énième interprétation philosophique de l’œuvre cinématographique des Wachowski. Les voies de la création sont difficilement pénétrables, et la mise en abîme que propose Matrix Resurrections, se moque justement des innombrables interprétations, éclairées, déjantées ou abrutissantes, subies par la trilogie ces vingts dernières années.

Comme les meilleures expériences de pensée philosophiques ou scientifiques, Matrix, par sa puissance d’immersion et ses trésors d’imagination, est un motif extrêmement puissant pour interroger notre relation au réel, à la vérité, à la liberté ou encore au bonheur. C’est ce dernier motif, qui fera l’objet de notre immersion dans les méandres de la matrice.

Cypher hédoniste : pour ou contre l’automatisation du bonheur ?

« C’est drôle, je sais que ce steak n’existe pas, je sais que lorsque je le mets dans ma bouche c’est la Matrice qui dit à mon esprit que ce steak est saignant et délicieux… Au bout de neuf ans, vous savez ce que j’ai compris ? Les ignorants sont bénis ! »

Cypher, The Matrix, 1999.

Vous vous souvenez sans doute de cette scène mythique, dans laquelle Cypher, qui s’apprête à trahir l’ensemble de ses compagnons d’infortune, mange un épais morceau de viande, saignant et juteux. Cypher est parfaitement conscient du fait que ce steak, comme l’ensemble des sensations gustatives associées, ne sont que des illusions savamment générées par la matrice. Pourtant il savoure pleinement ce plaisir fugace, tant et si bien qu’en échange de sa trahison, il demande à pouvoir s’immerger éternellement dans la réalité virtuelle de la matrice.

Car que le monde soit ou non une simulation digitale, nos expériences conscientes, de plaisir comme de douleur, n’en sont pas moins réelles. Tout jugement afférent aux domaines du goût, des sensations, des émotions, ou des sentiments, est par nature subjectif. Pourtant, il n’existe aucun fait extérieur qui puisse le contredire, aucun critère objectif qui puisse mettre en doute sa vérité. La réalité d’une expérience consciente, c’est-à-dire son caractère tangible pour le sujet qui l’éprouve, est donc indépendante de la valeur de vérité de tout autre jugement. Nous pouvons éprouver réellement de la douleur, dans un membre fantôme qui n’existe plus.

La conception du bonheur de Cypher, peut être qualifiée d’hédoniste, dans la mesure où il s’agit d’accumuler les plaisirs ou les expériences agréables. Selon l’hédonisme, la recherche du plaisir et l’évitement du déplaisir constituent l’objectif de l’existence humaine. Il faut ainsi rechercher le plaisir à la fois le plus vif et le plus proche, car l’avenir est trop incertain pour que nous puissions donner la priorité à un bonheur futur.

La puissance de simulation de la matrice n’a aucune limite. Pourquoi ne pas confier la transformation digitale de notre vie aux robots et à l’intelligence artificielle ? Échanger notre énergie biologique contre l’automatisation de la satisfaction de nos désirs, n’est peut-être pas si désavantageux ?

Sachant que la vie hors de la matrice est une expérience quotidienne de privations et de souffrances, dans un monde rendu hostile par la folie des hommes et le pouvoir des robots, choisiriez-vous de prendre la pilule rouge ? Neo lui-même aura bien du mal à faire ce choix dans le quatrième volet, préférant avaler des pilules bleues pour endormir les vérités qui menacent de ressurgir… Renversons donc l’expérience de pensée pour avoir un peu plus de motifs de choisir le réel plutôt que la simulation.

La machine à expériences de Robert Nozick au secours de notre principe de réalité

Robert Nozick, philosophe contemporain, nous propose l’expérience de pensée suivante :

« Supposez qu’il existe une machine à expérience qui soit en mesure de vous faire vivre n’importe quelle expérience que vous souhaitez. Des neuropsychologues excellant dans la duperie pourraient stimuler votre cerveau de telle sorte que vous croiriez et sentiriez que vous êtes en train d’écrire un grand roman, de vous lier d’amitié, ou de lire un livre intéressant. Tout ce temps-là, vous seriez en train de flotter dans un réservoir, des électrodes fixées à votre crâne. Faudrait-il que vous branchiez cette machine à vie, établissant d’avance un programme des expériences de votre existence ? »

Robert Nozick, Anarchie, état et Utopie, 1974.

La certitude d’un bonheur parfaitement durable est à votre portée. Tout ce que vous vivrez sera le fruit d’une illusion, mais vous n’en saurez rien et pourrez choisir de ne jamais découvrir la vérité. Feriez-vous le grand saut pour vivre éternellement heureux ?

Pour Robert Nozick, si nous préférions majoritairement une réalité virtuelle parfaitement heureuse à notre vie quotidienne, cela signifierait que l’hédonisme peut être tenu pour une éthique universelle, le plaisir étant la seule vraie valeur. Or tel n’est pas le cas. Selon Robert Nozick, la plupart d’entre nous refuseront catégoriquement d’être branchés à une telle machine. Pour le philosophe, cela signifie que notre conception du bonheur ne se résume pas à une accumulation de plaisirs, qu’elle est intrinsèquement liée à l’impératif d’être l’auteur de nos actes, et ne peut donc faire l’économie d’une confrontation directe avec la réalité.

Cela nous rapprocherait sans doute de l’éthique de Spinoza. Contre l’hédonisme aveugle, il nous faudrait alors cultiver la joie, qui signale notre « passage d’une moindre à une plus grande perfection ». C’est en augmentant notre puissance d’agir que nous éprouvons de la joie, et le bonheur est l’état où la joie perdure. C’est ainsi peut être une philosophie proche de celle de Spinoza, qui nous interdirait de nous connecter à une machine à expériences ou de rester dans la matrice.

Et si notre attachement au réel cachait notre résistance au changement ?

Dans L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine paru en 2011, Ruwen Ogien, philosophe français, revisite l’expérience de pensée de Robert Nozick. Il nous demande d’imaginer que nous sommes déjà dans une machine à expériences. Tout ce que nous croyons être réel depuis toujours, n’est qu’une illusion produite par la machine. Quelqu’un vous l’apprend aujourd’hui, et vous propose de sortir de cette matrice, pour vivre une existence réelle bien plus heureuse. Dans cette situation là, près de 50% d’entre nous choisiront de demeurer dans la matrice, et d’oublier cette révélation. Étrange non ? En toute logique, que nous soyons hédonistes ou spinozistes, attachés au plaisir ou au principe de réalité, nous devrions accepter sans hésiter cette pilule rouge.

Selon Ruwen Ogien, l’inertie de près de la moitié d’entre nous, s’explique par un biais cognitif bien connu : le biais de statu quo ou résistance au changement. La plupart du temps, nous avons une préférence peu rationnelle pour l’état dans lequel nous sommes, quelles que soient les options que l’on nous propose. Chaque nouveauté est perçue comme présentant moins d’avantages que de risques. Ainsi, en ce qui concerne nos comportements économiques par exemple, on préférera  souvent minimiser les pertes que prendre des risques pour gagner plus. C’est pourquoi nous avons tant de mal à changer d’abonnement téléphonique, de mutuelle, d’assurance habitation, ou même de produits de consommation courants.

Envolé donc, notre élan éthique spinoziste. Si nous refusons la machine à expériences de Nozick, ce n’est pas tant que nous voulons être l’auteur de nos actes ou demeurer dans le monde réel, mais parce que nous avons peur du changement…

Mais il est tangible que notre rapport au virtuel est en train de changer. La transformation digitale de la société peuple notre réalité quotidienne d’univers virtuels ludiques, sociaux, collaboratifs, commerciaux ou professionnels. Le choix d’une réalité virtuelle, ou d’une vie dans la matrice, représente sans doute aujourd’hui un moins grand saut dans l’inconnu qu’hier. Les générations de demain, accompagnées depuis leur naissance par les robots virtuels de la Robotic Process Automation (RPA), hésiteront sans doute moins que nous à plonger dans une nouvelle réalité virtuelle.

Une condition peut-être à notre immersion dans un métavers qui promet d’être tentaculaire : la possibilité d’emmener nos proches.

A propos de StoryShaper : 

StoryShaper est une start-up innovante qui accompagne ses clients dans la définition de leur stratégie digitale et le développement de solutions d’automatisation sur-mesure.

Sources : Les Wachowski,  Matrix (1999), Matrix Reloaded (2003), Matrix Revolutions (2003) et Matrix Resurrections (2021), Robert Nozick, Anarchie, état et Utopie, 1974, Ruwen Ogien, L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine, 2011, Baruch de Spinoza, L’Éthique, 1677.

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