Depuis la sortie du premier volet de la saga Matrix en 1999, force est de constater que si les robots n’ont pas pris le pouvoir, la transformation digitale de notre société est en marche, et les adeptes de la réalité virtuelle toujours plus nombreux.
Si la pilule bleue est de plus en plus tendance, avons-nous encore les moyens de savoir où finissent les frontières du réel, et où commence notre liberté ?
Vivons-nous dans une simulation grandeur nature ?
« N’as-tu jamais fait un de ces rêves qui ont l’air plus vrai que la réalité ? Si tu étais incapable de sortir d’un de ces rêves, comme ferais-tu la différence entre le monde réel et le monde des rêves ? »
Matrix, Morpheus.
Du malin génie de Descartes, aux robots avides d’énergie biologique de Matrix, en passant par le savant fou d’Hilary Putnam, les vendeurs de pilules bleues sont légions. L’histoire de la philosophie, comme celle du cinéma, est jalonnée d’expériences de pensée qui mettent en doute l’existence du réel.
Le doute hyperbolique de Descartes, au 17ème siècle, conduisait à formuler l’hypothèse d’un malin génie omnipotent et omniscient, capable de simuler l’ensemble de nos perceptions sensorielles.
« Je penserai que le ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité. Je me considérerai moi-même comme n’ayant point de mains, point d’yeux, point de chair, point de sang, comme n’ayant aucun sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses. »
René Descartes, Première Méditation.
Dès la fin du 20ème siècle, neuroscientifiques et robots, prendront la place du malin génie, comme architectes de nos illusions, qui deviendront alors des simulations.
En 1981, soit près de 20 ans avant Matrix, le philosophe américain Hilary Putnam nous demandait d’imaginer un savant fou, capable de prélever notre cerveau, de le maintenir en vie en le plongeant dans une cuve remplie de solution nutritive, et de relier notre réseau neuronal à un super-ordinateur. La simulation engendrée par l’ordinateur serait en tout point identique à notre réalité quotidienne, si bien que nous demeurerions dans l’illusion que tout est parfaitement normal.
Les films Matrix, puis Inception en 2010, approfondiront encore nos vertiges métaphysiques, en mettant en scène un nouveau type de simulation : le « rêve partagé ». Si bien que même si le monde qui nous entoure est une illusion collective, nos relations intersubjectives elles, sont parfaitement réelles. Dans la matrice, que nous interagissions avec un autre humain ou avec un agent purement logiciel – dont l’avatar n’est relié à aucun corps dans une cuve, il s’agit bien de rencontres en temps réel, entre plusieurs sujets dotés de conscience. Et c’est là toute la magie de la science-fiction. Dans Matrix Resurrections, même l’agent Smith fera preuve d’une volonté propre pour le moins surprenante. Au cinéma, l’intelligence artificielle douée de sensibilité devient conscience artificielle…
Sortir de cette matrice, dès lors que le rêve est partagé et un tant soit peu agréable, n’est peut-être plus aussi urgent. D’autant que même en dehors de toute transformation digitale du monde, nous n’atteignons jamais le réel tel qu’il est en lui-même. Nous ne connaissons le monde que tel qu’il nous apparaît, c’est à dire toujours informé, déformé, ordonné par nos sens et notre raison. Nous n’accédons qu’à ce qui nous est donné dans l’expérience.
Si le réel est par nature inaccessible, et si notre expérience intersubjective est la seule réalité tangible, pourquoi vouloir sortir de la Matrice ?
Parce que « Tu n’es qu’un esclave Neo »
« Tu n’es qu’un esclave Neo, comme tous les autres tu es né enchaîné. Le monde est une prison où il n’y a ni espoir ni odeur ni saveur. Une prison pour ton esprit. »
Matrix, Morpheus.
Lorsque Morpheus propose la pilule rouge à Neo, il lui offre deux choses et non des moindres : la vérité et la liberté. Or il est vrai qu’une existence passée à baigner dans une cuve pour alimenter des robots n’est pas l’idée que l’on se fait communément de la liberté.
Mais le cynisme du mérovingien, dans le troisième volet, nous rappelle qu’esclave ou non de la matrice, agent logiciel ou humain, nous n’échappons jamais au déterminisme.
« Il y a une seule et unique constante. Une seule règle d’or, une seule et unique vérité absolue, la causalité. Action ? – réaction. Cause ? – effet. […] Le choix n’est rien qu’une illusion créée pour séparer ceux qui ont le pouvoir de ceux qui ne l’ont pas. »
Le Mérovigien, Matrix Reloaded, 2003.
Dans la matrice comme dans le monde réel, celui qui règne en maître absolu, c’est le déterminisme. Les événements sont toujours liés entre eux par des lois constantes et universelles. Dans une réalité matérielle et biologique, comme dans une simulation digitale orchestrée par des robots, le déterminisme nous impose d’inférer que certaines causes produiront nécessairement certains effets.
Que reste-t-il alors du libre-arbitre ? Peut-être son interprétation existentialiste. Selon Jean-Paul Sartre, bien que l’homme soit inscrit dans de nombreuses chaînes de causalité déterministes, aucune n’est en elle-même une contrainte ou un obstacle à sa liberté. Elles ne se dévoilent comme telles, qu’en fonction des buts d’un certain sujet. Ainsi, le sens d’une situation ne préexiste pas aux fins qu’un certain homme s’est données, grâce à sa liberté.
Le coefficient d’adversité des événements, le fait qu’ils s’opposent ou non à notre liberté, est relatif au libre-arbitre qui les investit. Un rocher n’est difficile à escalader que pour celui qui souhaite s’y confronter, jamais pour le randonneur qui le contourne. Notre existence précède notre essence, nous sommes définis par nos choix, et nos déterminismes se dévoilent ou s’effacent à la lumière de notre projet existentiel, c’est-à-dire de notre liberté. Voilà peut-être une raison de sortir de la matrice.
Vers un métavers annonçant la fin de nos privilèges phénoménologiques ?
Dans Matrix Resurrections, Neo créateur de jeux vidéos, réduit l’ensemble de son épopée passée, à un vain divertissement. Aujourd’hui, la transformation digitale de notre société est loin de ne concerner que l’industrie du divertissement. L’automatisation des processus robotiques et ses assistants virtuels, nous accompagnent dans chaque recoin de notre vie professionnelle et personnelle. Demain, le métavers promet de lier toutes nos applications logicielles, dans une réalité virtuelle unique.
Faut-il dès lors annoncer la fin de notre primauté phénoménologique, nos expériences vécues devenant irrémédiablement dictées par des simulations toujours plus immersives ?
Pas nécessairement, du moins pas tant que les robots virtuels ne seront pas parvenus à implémenter une conscience artificielle. Nous demeurons encore aujourd’hui les seuls avatars conscients. La conscience, définie comme l’ensemble des propriétés qualitatives ou phénoménales de nos expériences, est le fossé infranchissable qui sépare encore le réel de la science fiction. Elle reste notre privilège, et préserve notre intersubjectivité comme accès inaliénable à une réalité commune, virtuelle ou non. Pas de Neo sans Trinity. À l’intérieur comme en dehors de la matrice, chacun est le garant de la vérité de l’autre.
A propos de StoryShaper :
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Sources : Les Wachowski, Matrix (1999), Matrix Reloaded (2003), Matrix Revolutions (2003) et Matrix Resurrections (2021), Christopher Nolan, Inception, 2010, René Descartes, Les Méditations Métaphysiques, 1641, Hilary Putnam, Raison, vérité et histoire, 1984, Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, 1943.